Nicolas

 

BOLDYCH

 

 
 

Les blogs de Nicolas Boldych

 

 
 
 
 
 

 

Ponts et balises

 

 

 

Un homme avait la passion des ponts et passerelles qui relient les bords opposés des  rivières, fleuves ou bras de mer. Il passait avec enthousiasme de la rive gauche, humide et ombrée à la rive droite où pousse le maïs et le lin, d’un village sans avenir à une prétentieuse capitale trop pomponnée pour être honnête. Il allait ainsi d’un pays à un autre, d’un quartier l’autre, tentant de maladroites médiations entre des tribus qui faisaient tout pour s'ignorer.  

Souvent il devait inventer le pont ou, en dernière extrémité, se faire pont lui-même.  

Et de fait, la nuit tombée, il se rêvait pont, pont romain érodé par l’eau et le temps, pont baroque envahi par de luxuriantes mousses, large pont au parapet de métal vibrant sous les coups de boutoir du mistral, ou encore viaduc norvégien. Plus humblement, il y avait aussi le rêve avec des passerelles de cordes de chanvre ou de lianes, aventureuses et donnant le vertige, sur lesquelles il croisait de temps à autre des ânes ou des mulets bâtés.  

Mais à force de pontifier, de passer du coq à l’âne ou de la chèvre au chou, l’homme-pont se retrouva seul sur un frêle îlot coupé du monde et battu par des vents de solitude. Car le monde existait bien sans ces ponts qu’il avait cru construire mais dont il se rendait maintenant compte qu’ils étaient fragiles, vermoulus, intenables, aussi intenables que des rêves mal échafaudés, que des discours boiteux, que des poèmes rances.  

Tous ces supposés ponts ne tenant qu’au fil de son imagination et de son verbe l’avaient en fait éloigné du monde, de ce bricolage d’îlots qui, en dépit de tout, communiquent les uns avec les autres suivant des procédures qui lui avaient totalement échappé.  

Ainsi, il resta un long instant immobile, interdit, écoutant les bruits qui s’échappaient par bouffées terribles de ses amas de villes, villages, archipels et qui, sous l’apparence d’une cacophonie, se répondaient en fait les uns aux autres, sur un rythme et selon une logique qu’il perçut pour la première fois. Constatant que tout cela se faisait sans effort, sans se déplacer, sans compas ni règle d’architecte, il se mit à regretter amèrement ne pas avoir appris plus tôt ces mélodies, complaintes, cris, qui permettent d’être entendus à peu d’efforts par-delà fleuves et rivières.  

Il bredouilla de dépit, vociféra de colère, cacarda de désarroi, hulula de désespoir puis, prenant son courage à deux mains, se mit à expectorer de petits cris indéfinis tout en se frappant la poitrine avec ostentation. Et voilà que ces cris trouvèrent bientôt un écho sur la rive adverse, brumeuse et isolée. Il lui fut répondu, il renchérit, d’autres voix d’autres îlots se mêlèrent bientôt à cette exclamative discussion, et ce fut un joyeux vacarme.  

Dès lors il ne fut plus pont mais balise sonore dans le brouillard du réel, croyant faire enfin partie du monde, un monde de balises et non de ponts.

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